« La place à côté »

« La place à côté »

« Bonjour »

Je ne réponds pas. Je n’entends rien. Les écouteurs enfoncés contre les tympans. Je regarde une vidéo de merde sur Youtube. C’est ma pause midi. Pas Faim. Juste besoin de souffler, assise sur le premier banc venu.

« Bonjour, je peux m’asseoir ?»

C’est cette présence qui se tord péniblement près de moi - et qui n’attendait aucune invitation de ma part- qui me sort de ma torpeur 2.0 .

« Je veux pas déranger».

Je détourne nonchalamment la tête de l’écran de mon smart phone. Je retire doucement mes écouteurs, un à un, pour montrer mon brin d’agacement. Il ne me regarde même pas.

Je suis soulée mais très polie alors je réponds « hein ? »

« Il fait beau aujourd’hui ».

Non. Ça va pas être possible cette introduction à la discussion. Mais bon je réponds quand même que « oui il fait beau ». Pas du tout envie de lui faire remarquer qu’il pleut des cordes, qu’il caille et qu’on est en Décembre. Et vas- y qu’on finira par foutre des « y’a plus de saisons mon pauvre monsieur… et le prix de la baguette qui baisse pas ». Alors je dis « oui il fait beau ». Voilà c’est juste foutu. Mon moment pour souffler était foutu.

Je remarque que de toute façon il semble se foutre complètement de ma réponse ou de son manque d’observation météorologique.

« J’ai trop marché ce matin. J’ai mal aux jambes »

Il regarde devant. Il sent bon l’after-shave. Renifler cette odeur autour de lui m’électrocute le cœur un tiers de seconde. Mon cœur bat un tiers de seconde plus vite. Je suis sensible aux parfums.

La sensation passe. L’émanation reste. C’est pas désagréable. Je remarque et détermine automatiquement son accent.

Je le scrute discrètement du coin de l’œil. Il a un beau profil. C’est un vieux monsieur, qui semble fatigué de porter la masse de milles vies sur sa veste marron clair. J’aime cette couleur. J’ai toujours aimé ce style de veste. Il devait être très beau plus jeune. Je le scrute discrètement du coin de l’œil.

« Je viens pas d’ici. Je suis venu rejoindre mon père. Il est malade, meskine »

Je feins un intérêt dans un « ah oui ? » las et surjoué. A l’âge qu’il semble avoir son père doit être mort depuis des années. Alzheimer. Surement. Pauvre homme.

Il se tourne brièvement vers moi avec un léger sourire. Ses yeux sont un alliage de vert et de Boue. Quitte à perdre mon temps autant l’écouter, pas le choix. Je dois être son prétexte pour ne laisser penser aux gens qu’il parle tout seul et il doit souvent parler tout seul.

« Après, bientôt, je rentre chez moi Inchallah. Et toi tu es d’où ? » Je me formalise du tutoiement avant de me féliciter du fait que si je ne me lève pas dans un au revoir forcé, c’est juste parce que Je suis une fille sympa et qu’il me fait mal au cœur. Mon père m’a toujours dit « Il faut aider et écouter les gens, surtout ceux qui n’ont pas de chance ».

Je dis : « Je suis d’ici »

« Non. T’es pas d’ici. » Le plie de mes sourcils trahit la contrariété sur mon visage. Il le sens. Il reprend

« C’est gentil de m’écouter. Tu comprends l’arabe hein »

Je m’offusque avec grand geste pour lui demander pourquoi ma gueule laisse pas croire que je suis d’ici, et que obligatoirement je comprends l’arabe. Mais à la place j’ai juste répondu « oui ».

« J’ai eu pas mal d’enfants nées ici. Ils sont de mon sang. Et mon sang n’est pas d’ici. Alors il y a toujours eu quelqu’un pour leur rappeler qu’ils ne sont pas d’ici »

Parler de « sang » me semble d’une autre époque. Peut importe ou il a coulé, on ne se lie pas à une terre avec. Je ne réponds pas.

« Tu peux dire que tu es d’ici. Mais ton père et le père de ton père ? »

Je tressaille. Mon cœur bat un tiers de seconde plus vite et il m’agace sérieusement à continuer de fixer loin devant en souriant sans me regarder.

« Mon sang a coulé pour la terre d’où je viens. Je suis ici, mais mon sang a coulé pour la-bas ».

Son accent. C’est le son d’une langue bâtarde et économe, qui a résonné à travers tous les pans de ma vie. Ca me fout en l’air.

« J’ai fait plein de choses ici. J’ai fait la guerre ici pour là-bas. Ils m’ont foutu en prison pour ça. Attention en tant que prisonnier politique. J’étais pas mélangé avec les « droits communs ». On était entre nous : les prisonniers politiques. On était respectés par les gardiens, parce qu’on demandait l’indépendance, la liberté. Je savais que la cause devait bien finir un jour, et j’avais un peu de temps pour penser à « après » alors J’ai demandé à un gardien de m’apprendre à lire. Il m’a appris. Plus tard en février, je suis sorti et on m’a tiré dessus. Juste devant la porte de la prison. Une première balle dans le dos … »

Je regardais par terre, fixant des cailloux et je me suis souvenu que petites on demandait souvent à mon père si il pouvait nous laisser sentir la douille sous sa peau. Ça nous horrifiait et en même temps ça nous fascinait. Ça le faisait marrer de nous faire peur

… la deuxième balle m’a coupé un doigt ».

C’est très con, me souvenir que mon père était droitier me donne envie de pleurer. J’ai envie de pleurer

Je l’écoute. Je ne suis plus là, ni pour moi ni pour lui. Mon cœur s’est remis à battre un tiers de seconde plus vite. Je fixe des cailloux sur le sol. Le ciel s’est brusquement démêlé de la pluie. Il fait vraiment beau.

Je murmure « En temps de guerre on est des animaux »

Il ne m’a pas entendu. Il continue.

« En tant de guerre on est des animaux. Mais El hamdoulllilah je m’en suis sortie »

J’ai pensé à cette phrase au téléphone cette nuit la « Allah Y rahmou » ( Paix en son âme) . Puis j’ai encore imaginé, assise en face de cette porte de prison et j’ai encore vu ce corps tombé une centaine de fois devant. J’ai jamais pu rattraper ce tireur qui ampute les gens derrière lui, mais qui les laisse encore vivants, allongés dans leurs sangs, sur un trottoir. Dans une autre époque.

J’ai donné un coup de pied dans le caillou. Ça le fait sursauter.

Tous les deux assis l’un à côté de l’autre a déchiffrer l’horizon, dans un long silence, Il se lève difficilement.

Je demande « Est ce qu’on peut rester comme ça encore un peu ? »

Sans me regarder il répond « Non. Je rentre chez moi rejoindre mon père. On ne retient que les souvenirs bons ou mauvais, pas les morts. Mektoub »

Je le regarde s’éloigner en me disant que je vais devoir marcher sur ses pas pour tenter de le retrouver. Lui qui laisse les gens amputés mais encore vivants, sur un banc.

 

 

Kinza BELGUENDOUZ 

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